Mes chers amis, je profite d'un instant de liberté pour vous écrire ce message.
Bloody Mary me retient séquestrée depuis maintenant huit jours. Aujourd'hui, elle a eu assez confiance en ses stratagèmes, et en mon complexe de Stockholm simulé, pour aller en cours en me laissant dans ma geôle.
Je ne suis pas enfermée, non ; son esprit tordu a rendu la détention pire ! Ainsi, je puis sortir d'ici, mais la porte se refermera automatiquement et je serai alors coincée à l'extérieur, condamnée à attendre devant la porte le retour de ce bourreau, qui saura tout de ma défection. (DEFEKT ! crie-t-elle en allemand. DEFEKT !)
Mais pour que vous compreniez la façon dont Bloody Mary en est arrivée là, je dois reprendre au début.
Depuis mon arrivée à Hanover le 9 juin, il semble que Bloody Mary ne m'a pas pardonné la demi-heure de retard que j'avais sur l'horaire prévu, 13h30. Elle est entrée dans une rage froide et invisible et a décidé de me le faire payer en me soumettant aux pires sévices.
Ainsi le premier jour, nous avons simplement mangé dans un restaurant asiatique en buffet. Je voyais du coin de l'oeil qu'elle espérait me voir manger des crudités contaminées, mais je n'en ai rien fait. Déçue, elle m'a amenée dans un bar où j'ai dû ingurgiter le premier cocktail de mon séjour (Long Island Iced Tea) avant de rentrer à la maison, qui allait devenir mon lieu de détention.
Le deuxième et le troisième jour ont été plutôt supportables. Avec le recul, je pense maintenant qu'elle essayait d'évaluer mes limites. Ce temps a été jalonné d'un deuxième cocktail (Swimming Pool), un kebab (aux crudités, encore ! je ne pus cette fois les éviter), la tentative de me perdre dans la diabolique Grotte de Niki de Saint Phallus, et un troisième cocktail qui portait son nom et contenait un peu de son propre sang ! (Bloody Mary). Nous avons terminé cette épopée par un spectacle diabolique sur Edith Piaf, un ballet de danse contemporaine. Je pensais que le pire était passé.
Que nenni. Le quatrième jour, Bloody Mary a tenté de m'exiler. Elle m'a réveillée aux aurores en faisant croasser près de ma tête un cadavre de corbeau qu'elle animait par sa seule diabolique pensée. Il était 5h20. Nous avons dû prendre un train vers la lointaine ville de Hamburg. Ce jour-là, j'ai pris trois petits déjeuners. Bloody Mary, pour me distraire de ma terreur, m'a emmenée dans un musée sur les Beatles où elle s'est livrée à des actes de vandalisme, riant de ma réaction outrée. Lorsqu'enfin nous en sommes sorties, ce fut pour se rendre dans le quartier chaud de la ville, où elle a voulu vendre mon corps à des bars à hôtesses et me faire acheter des bonbons en forme de zizi. Finalement la présence de nombreux témoins l'a fait fuir le quartier. Après un tour dans un endroit délabré, rempli de squats et de personnes ivres, nous sommes rentrées.
Le cinquième jour était un lundi. La première lubie de Bloody Mary aura été de suivre dans la ville une ligne rouge (probablement tracée avec du sang d'agneau) qui durait quatre kilomètres. Puis, lassée de ce jeu, elle me traîna jusqu'à l'apothéose dramatique de ce séjour. Dans une réunion de personnes qui ne parlaient pas même notre langue natale, elle m'a forcé à participer à des rituels tels que la course en sacs, la course jambes accrochées, le lancer de bombes à eau, le kick-ball et... la brouette. Je reviendrai plus tard à cette forme de torture. Bloody Mary n'a gardé aucune preuve photographique des événements, mais je puis jurer qu'elle m'a fait boire plus de bière qu'elle, et m'a forcée à chanter "I touch myself". Pour couronner le tout, quand nous sommes rentrées, la vue de sa colocataire qui avait pu deviner qu'elle venait de me soumettre à une séance de torture l'a fait fuir. Dans une cavalcade effrénée, Bloody Mary m'a fait passer par une salle remplie de machines à laver, une heure de tramway, un banc maudit qui se défilait sous moi. Lorsqu'enfin j'ai pu m'endormir dans son appartement, elle a laissé la fenêtre grande ouverte, espérant probablement que l'air de dehors me tuerait.
Ce n'est qu'au matin du sixième jour que je réalisai l'ingéniosité macabre de l'épreuve de la brouette. En effet, tout mon corps était plein de courbatures douloureuses dues à cette activité. Ce jour-là, Bloody Mary n'a pas même eu besoin de nous amener plus loin que le parc près de chez elle. Mon corps se chargeait lui-même de ma torture. Ô esprit démoniaque.
Hier, je comptais le septième jour de ma détention. Mes muscles étaient toujours aussi douloureux, et Bloody Mary riait à gorge déployée lorsque j'évoquais le fait de devoir me laisser tomber par terre au lieu de m'allonger normalement. Elle s'est contentée de m'emmener en ville et de me faire payer tous ses luxueux achats. Ainsi son sadisme semble s'apaiser. Ce matin est inespéré : je peux vous envoyer ce message de détresse. Je supprimerai ensuite l'historique, tout ce qui lui permettrait d'avoir des soupçons.
Mais j'ai trouvé le moyen de m'en aller.
Cela se passera demain. Bloody Mary compte m'abandonner encore une fois, tout le week-end. Elle n'a pas pensé que, si la porte se referme derrière moi, cela n'a pas d'importance puisque je serai en fuite. À 13h30, je prendrai le bus qui me ramènera vers ma patrie. Je serai dans la ville de Strasbourg à minuit. J'espère que l'agent qui est en place à ce moment dans cette ville verra ce message et pourra venir me chercher.
Tous mes espoirs sont entre vos mains. Je suis désespérée.
Bloody Mary a prévu de revenir en France le 29 juin. D'ici-là, nous devons avoir trouvé le moyen d'endiguer son sadisme et sa perversité. D'ici-là, nous devrons être prêts. C'est une question de vie, ou de mort.
J'ai joint à ce message quelques preuves en images pour que vous me croyiez. N'oubliez pas que je cours un risque en vous informant. Répondez à mon SOS.
Amicalement, mais douloureusement vôtre (et sienne),
Melody Nelson